Ramy Fischler : « Pour concevoir des bureaux, il faut prendre en compte l’espace physique, mais aussi l’espace mental de notre journée de travail »
Interview
Ramy Fischler
Designer
La situation sanitaire a-t-elle modifié votre façon de concevoir les bureaux ?
Sur le long terme, non. La crise a accéléré certaines tendances, mais globalement nous allons revenir aux fondamentaux, pour le meilleur et parfois pour le pire. Maintenant, si l’on veut réfléchir à la façon dont le Covid a modifié l’usage de nos espaces physiques, il faut avant tout prendre en compte l’espace mental dans lequel nous évoluons au cours de la journée. Aujourd’hui, dire que les gens passent moins de temps au travail, c’est totalement faux ! Dans les transports, à la maison, dès lors que vous avez votre smartphone dans la main - les enfants nous le rappellent suffisamment – nous sommes en situation de travailler ! Le temps travaillé n’est donc pas seulement régi par un espace défini et cloisonné, mais aussi par les technologies qui depuis quelques années s’immiscent dans la sphère privée et captent notre attention. C’est pourquoi le travail du designer ne peut pas seulement se limiter à penser les espaces comme avant. Le télétravail devient dès lors aussi un sujet de design, qui doit être traité plus finement en fonction des espaces physiques et mentaux (connecté et déconnecté) qu’on a chez soi, ou dans un tiers lieu… On redécouvre aussi que voir ses collègues au bureau est un besoin naturel, au même titre que sortir de chez soi, avoir une vie sociale. Comme votre étude le montre, toutes les générations sont concernées. Travailler de chez soi lorsqu’on a 25 ans, quelle tristesse ! C’est tout cela qu’il faut avoir en tête au moment de penser des bureaux aujourd’hui. Notre métier, c’est de ne pas considérer les catégories fonctionnelles, silotées, mais de prendre en compte l’ensemble, la vie complète des gens et leurs altérités.
« Travailler de chez soi lorsqu’on a 25 ans, quelle tristesse »
Comment cela se concrétise-t-il dans l’aménagement d’un siège ?
Premièrement, je pense que l’on va voir émerger beaucoup de projets qui permettent aux communautés d’intérêts, d’activités, de se retrouver, de recréer du lien. Même si cette approche ne traite pas le problème des mobilités et de temps perdu dans les transports, l’un des freins principaux au retour au bureau, qui soulève l’enjeu crucial de la notion de proximité. Deuxièmement, je pense qu’en plus de prendre en compte ce fort besoin de collaboration, les bureaux devront ménager des espaces de déconnexion. On pense beaucoup le bureau comme le lieu de performance, de créativité et d’intelligence collective, mais celle-ci ne peut s’exprimer que si on favorise dans le même temps le droit de se déconnecter, de se retrouver seul, souvent pour ne PAS être créatif ou captif. La régénération, c’est très important : dans une journée de travail, il est primordial de relâcher la pression, peu importe si aujourd’hui c’est mal vu. Il faut donc des espaces pour évacuer le stress, pour se sentir en sécurité physique et mentale. Et des espaces pas en sous-sol, mais dans les étages, voire en rooftop. Le rôle social de l’entreprise ne peut pas être une excuse pour mettre plus de monde dans moins de mètres carrés, ou pour offrir en alternative que des espaces de convivialité. Il y a donc beaucoup à faire pour équilibrer et affiner les usages sur les plateaux de bureaux.
Avec le télétravail, de plus en plus de lieux « cosy », les décors de type « salon » se font leur place dans les bureaux. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas un partisan du discours visant à abattre la cloison entre le lieu de travail et le domicile : en aucun cas le bureau doit devenir une seconde maison ! En réalité, le bureau emprunte davantage à l’hôtellerie, avec son confort, ses services… Dans le cas du nouveau siège de la banque Lazard, dont nous avons conçu le design, il y avait un fort enjeu d’adoucir des codes habituellement rugueux de la finance, d’ouvrir les lieux tout en respectant les impératifs de confidentialité, de concevoir des salles de réunion agréables mais pas non plus déconnectées des décisions difficiles et stratégiques qui s’y prennent… Bref de donner envie aux jeunes talents de venir y travailler. Je le dis souvent : pour chaque projet, il faut faire du sur-mesure, être fonctionnel et audacieux. Et surtout embarquer les dirigeants, les managers dans l’élaboration du projet, car leurs bureaux deviendront pour eux un outil non seulement de travail mais de stimulation et d’identification pour leurs équipes.
Quel rôle devra donc jouer le bureau de demain ?
De la même façon que vous pouvez être plus attiré par un hôtel qu’une location AirBnB pour tous les services associés qui y sont proposés, l’immobilier d’entreprise se doit d’apporter des services, de répondre à des attentes et même de les anticiper pour être compétitif. Cela concerne les sièges des grandes entreprises, mais aussi les plus petites, via un modèle de mutualisation des services. Celles qui adopteront ce modèle seront mieux placées dans la course aux talents, alors qu’une nouvelle génération arrive sur le marché du travail, avec de nouveaux codes et des valeurs plus affirmées. Voyons plus loin, plus large : en thématisant par exemple des immeubles autour d’activités, d’intérêts communs, vous fédérez ainsi les occupants mais aussi tout un quartier, des commerçants, des logements aux alentours. Un bureau n’aura de sens à l’avenir que s’il s’ouvre sur l’extérieur, et qu’il profite à un écosystème local, les employés n’ayant pas vocation à rester enfermés !
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