Dominique Boullier : « Plus on a de relations digitales dans une chaîne de valeur, plus on a besoin de se voir »
Interview
Dominique Boullier est sociologue, anthropologue et intervenant associé à l’Institut Palladio. Il est également Professeur à l’École polytechnique de Lausanne et à Sciences Po. Spécialiste des technologies cognitives et de la sociologie du numérique, il analyse l’impact du digital sur la relation humaine.
Dominique Boullier
En tant que sociologue, comment définissez-vous le nouveau rapport à autrui (et au monde) induit par la révolution numérique ?
On entre dans l’ère de la multimodalité. L’Histoire démontre qu’un nouveau moyen de communication ne remplace pas les plus anciens. Ils s’additionnent. Aujourd’hui, on communique par mail, téléphone, en face à face, par Slack ou Messenger... Tout cela s’entremêle et se complexifie avec plusieurs conséquences très concrètes :
- Cela génère de la multiactivité (multitasking) : le temps d’attention à chacun se réduit mais, surtout, on gère différemment ses relations. Le personnel envahit le professionnel. On entre dans l’ère de la sollicitation généralisée et notre degré d’engagement et de présence global diminuent humaine.
- Cela définit de nouvelles normes de sociabilité : en fonction du canal de communication employé, on ne répondra pas avec le même délai. Un SMS ou un message sur WhatsApp, c’est une réponse dans la seconde. Un e-mail, cela peut attendre plusieurs heures.
Les lieux commandent l’efficacité.
Paradoxalement, les télécommunications ne font pas baisser les relations en face à face, elles les appellent. Plus on a de relations digitales entre les éléments d’une chaîne de valeur, plus les gens ont besoin de se voir et de se regrouper. Le lieu physique de travail a donc encore un bel avenir devant lui.
Est-ce que vous pouvez revenir sur la notion de « syndrome de saturation cognitive » que vous avez développée et son impact sur les salariés ?
Le syndrome de saturation cognitive est lié aux sur-sollicitations du numérique. Le rythme effréné de sollicitations crée des journées hachées, sans temps mort. Cela engendre une mobilisation générale permanente des salariés qui doivent être tout le temps disponible. Sur le temps court, on a plus de mal à se concentrer et on perd en efficacité (surtout chez les plus jeunes). Sur le temps long, cela use le collaborateur et contribue au risque de burn-out.
L’explosion du nombre de canaux a aussi perturbé le rythme des échanges. On mélange du perso et du pro, on est moins présent au monde, et donc moins engagé. Le meilleur remède est encore d’être capable d’imposer des moments où on est pleinement là, où l’esprit n’est pas en train de penser au dernier mail / message auquel il doit répondre. C’est vrai autant dans la vie privée que professionnelle. Pour les entreprises, c’est par exemple interdire les portables en réunion. Il faudrait instaurer un management des régimes d’attention pour créer un climat plus calme et vivable, moins pressurisé.
Il faudrait instaurer un management des régimes d’attention pour créer un climat (…) plus vivable, moins pressurisé.
L’étude montre que l’explosion du nombre de relations génère une nouvelle forme d’isolement. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Si vous augmentez trop le volume ou le rythme des interactions, ce n’est plus gérable. Vous pouvez avoir un phénomène de retrait, parce que les gens ne veulent plus être dérangés en permanence. C’est ce qu’il se passe avec les jeunes générations qui passent de moins en moins par l’appel téléphonique : un appel, c’est une injonction à répondre immédiatement, c’est une intrusion. En passant par des messageries, on a l’impression de conserver une maîtrise de son temps.
À l’extrême inverse, les échanges se réduisent à des signaux sans substance (« Ok », « Salut », etc.). Vous n’avez plus le temps de la profondeur, et c’est tout aussi mauvais. Tout collectif (et l’entreprise en particulier) a besoin de feedbacks pour s’améliorer et avoir conscience de lui-même. Un collectif se fonde sur des échanges, pas sur de simples relais dans un circuit.
Vous dites dans une interview à La Dépêche : « Les usagers ont conscience que les réseaux sociaux sont stressants et chronophages et finissent par se lasser. » Est-ce que l’on bascule dans une forme de maturité du public par rapport au numérique ?
Tout cela a 12 ans. Nous sommes passés par une phase d’effervescence : frénésie de découvertes, on essaye les nouveaux usages, on teste, etc. Aujourd’hui, nous arrivons à moment de « sagesse ». Nous avons identifié les effets contreproductifs sur le bien-être et la vie professionnelle (cf. débat sur la déconnexion).
Le problème majeur des entreprises, c’est qu’elles ne sont plus maîtres de la gestion du relationnel. Ce sont les conditions d’utilisation, au sens psychologique, des réseaux sociaux, qui font la loi. Les entreprises sont placées devant le fait accompli. En revanche, si elles ne peuvent agir sur le contenant, elles peuvent encore le faire sur le conteneur : comment, par l’organisation de l’espace, j’arrive à créer un « bon » climat ? Comment je rends l’espace viable et je permets aux gens de s’isoler et se protéger s’ils ne veulent pas être interrompus, ou au contraire d’entrer en interactions ?