Dominique Perrault : « Plutôt que de construire toujours plus haut la ville, pourquoi ne pas la prolonger vers le bas ? »

Interview

Dominique Perrault est l’invité d’honneur du Paris Workplace 2018. Architecte, membre de l’Institut et décoré du Praemium imperiale en 2015, il est à l’origine d’une réflexion foisonnante sur les nouveaux usages urbains et les enjeux de la mobilité. On lui doit notamment le concept de « Groundscape » (aménagement et architecture du sous-sol), qu’il a appliqué à la BnF ou à l’Université féminine de Séoul (Ewha). Plongée dans les futurs de la ville, entre mixité, flexibilité, sous-sol et mobilité.

Photographie de Dominique Perrault

Quelles sont selon vous les trois tendances en termes de mobilité et de fluidité qui conditionneront votre travail d’architecte dans les années à venir ?

La mobilité est évidemment un enjeu essentiel pour l’avenir des métropoles, qui puisent à la fois leur richesse (et leur faiblesse) dans leur diversité, leur étendue et leur nombre d’habitants. Les déplacements longs et répétés, lorsqu’ils s’imposent, fatiguent la ville autant que les personnes qui y habitent. Il faudra donc optimiser la mobilité, en rapprochant les espaces par leur mise en connexion et l’amélioration de l’offre de transport, tout en développant de nouvelles proximités. C’est-à-dire mettre en connexion le local et la grande échelle métropolitaine. La capacité à pouvoir rejoindre rapidement l’ensemble des espaces de la métropole, tout en évitant la multiplication de déplacements inutiles, sera à mon avis la clé de la réussite des villes en termes de gestion des mobilités. Il ne faudra plus « subir » la métropole mais trouver, près de chez soi, un certain nombre de services pour éviter d’avoir à les chercher ailleurs.

"La capacité à pouvoir rejoindre rapidement l’ensemble des espaces de la métropole, tout en évitant la multiplication de déplacements inutiles, sera (…) la clé de la réussite des villes."

Cela implique de penser la ville différemment : une ville dense mais flexible et agréable à vivre, avec de multiples pôles de mixité regroupant infrastructures de transports, commerces, espaces de travail, et même logements. Ceci encourage à penser davantage la ville en trois dimensions : une ville composée de centres urbains mixtes, connectés et mis en réseau et un urbanisme nouveau, infiltré dans le sol et capable d’enrichir la ville sous sa surface... À cet égard le nouveau réseau de transport du Grand Paris Express, va révéler la géographie du Grand Paris, et réduire les temps de déplacement entre des espaces proches, mais mal connectés. Les Jeux olympiques et les nouveaux grands équipements, vont également accélérer cette tendance et lui donner une nouvelle réalité avec la création de nombreux centres urbains, de nouveaux quartiers, et donc de nouvelles proximités.

Quelles étaient vos intentions quand vous avez réalisé le projet du pôle intermodal « Lightwalk », à Séoul, à la fois hub de transports (lieu de passage), centre commercial & lieu de promenade (lieu où s’attarder) ?

Notre volonté première a été de développer un espace public autant qu’une infrastructure souterraine inédite pour la ville de Séoul, capable de symboliser un renouveau urbain davantage favorable aux piétons. Étant donné ses très grandes dimensions, il fallait porter une grande attention à son insertion dans son contexte urbain. Sur 167 000 m2, 800 mètres de long et 6 niveaux, le projet connecte sous terre quatre nouvelles lignes de train et l’extension de deux lignes de métro existantes, ainsi qu’une gare de bus. Mais bien plus qu’un simple centre de transit, il proposera également un vaste centre commercial, des cafés et restaurants, des espaces de travail et lieux d’expositions.

Vue extérieure du projet « Lightwalk » à Séoul - crédit photo : ADAGP

Le projet possède un côté « land art », en dialogue avec le fleuve, le ruisseau Tancheon et les montagnes en arrière-plan. La recherche d’un équilibre entre ville et nature a également guidé le projet. En surface, le vaste parc public de 28 000 m2 offre un nouvel espace de respiration à Séoul, ceinturé d’une double rangée d’arbres protectrice, clin d’œil au jardin du Palais royal à Paris. En sous-sol nous avons également cherché à associer nature et espace public. La lumière naturelle s’infiltrera dans le sol par la faille optique, longue ligne facettée comme un cristal qui créera une dispersion de lumière et amplifiera ses effets vers les niveaux inférieurs pour le transformer en un espace de vie qualitatif. La nature s’infiltrera par un second parc développé en souterrain, qui bénéficiera de la lumière naturelle ainsi optimisée et offrira un agréable espace de déambulation.

À Paris, l’ensemble de la surface est bâti et on ne plus s’étendre horizontalement. Mais un espace reste encore sous-utilisé : le sous-sol. Avec des milliers de mètres carrés disponibles (stations fantômes, anciennes voies souterraines, etc.)... historiquement dédiés à la mobilité́. Que peut-on faire de tous ces espaces ?

Le besoin de densifier la ville afin d’en limiter l’étalement est une préoccupation commune à de nombreuses métropoles. Plutôt que de construire toujours plus haut la ville en éloignant la vie du sol, pourquoi ne pas la prolonger vers le bas, dans son sol ? Le sous-sol de la ville permettrait d’intensifier la vie urbaine en augmentant la proximité et en créant du foncier. Le dessous de nos villes regorge de mètres carrés disponibles qui constituent un matériau formidable pour les architectes. Les modes de vie et de déplacement évoluent et l’on peut facilement imaginer que de nombreux volumes en sous-sol s’avèreront inutiles. Les sous-sols abritent souvent des espaces de parkings, d’archives, de locaux techniques, qui pourraient être reconvertis à mesure que les usages changent.

« Plutôt que de construire toujours plus haut la ville en éloignant la vie du sol, pourquoi ne pas la prolonger vers le bas, dans son sol ? »

Intérieur de la future gare de Villejuif - crédit photo : ADAGP

À Villejuif, nous développons actuellement une gare de métro conçue comme un prolongement de la ville : une architecture ouverte, bénéficiant d’air et de lumière naturelle, un cylindre évidé́ de 70 m de diamètre qui va installer la gare à cinquante mètres de profondeur. L’espace public s’y prolonge et intègre divers services : commerces, extension de l’hôpital, connexions directes au parc, etc. L’intérêt majeur d’un travail du souterrain n’est pas seulement de proposer des architectures souterraines indépendantes, mais bien plus de créer des réseaux de connexion entre la ville du dessus et celle du dessous.

Votre agence travaille actuellement sur la réhabilitation de La Poste centrale du Louvre. Un projet qui mêle respect du patrimoine et transformation du lieu en zone mixte. À Paris, l’architecte doit allier ancien et moderne. Quels sont les enjeux en termes de conservation dans l’haussmannien et dans Paris intra-muros? Comment œuvre-t-on pour conserver cette histoire tout en ouvrant les espaces ?

Tout bâtiment doit pouvoir évoluer, en fonction des usages d’une époque ou de besoins nouveaux. Avec Jean-François Lagneau (architecte en chef des Monuments historiques), nous avons cherché à révéler le patrimoine, à consolider et révéler la structure métallique composée de colonnes ouvragées et de poutres rivetées typiques du langage architectural de Gustave Eiffel. Le projet a consisté à ouvrir au public cette enceinte de pierre monumentale, et à transformer cet ensemble industriel en un îlot urbain mixte. Le volume offrira davantage de porosité, il sera traversé par des passages couvert donnant sur une cour intérieure à ciel ouvert.

Cour intérieure de La Poste centrale du Louvre - crédit photo : ADAGP

La nouvelle poste du Louvre abritera des activités postales mais aussi de multiples programmes : une crèche, un commissariat de police, un espace de co-working pour les étudiants, 17 logements sociaux, des bureaux, des commerces, et un hôtel avec restaurant panoramique. La cour intérieure accueillera des cafés et un marché́aux fleurs. Tout en respectant et en valorisant son aspect patrimonial nous avons ainsi souhaité adapter cette architecture historique emblématique de Paris à la ville et à de nouveaux usages en l’ouvrant sur son quartier, de jour comme de nuit.

« Le projet a consisté à ouvrir au public cette enceinte de pierre monumentale, et à transformer cet ensemble industriel en un îlot urbain mixte. »

Aujourd’hui, les nouvelles générations négocient différemment le mélange vie privée / vie professionnelle et entremêlent les deux. Est-ce que vous tenez compte de cette imbrication dans votre travail architectural ? Comment le bâtiment peut-il évoluer avec ce nouveau rapport au travail (et à la vie privée) ?

Le rapport au travail est plus flexible, la mobilité professionnelle est une réalité. Au lieu de construire « plus », il s’agira peut-être d’occuper « mieux », en tout cas différemment, en créant des lieux connectés et mixtes, en développant de nouveaux modes d’habitat en phase avec l’évolution des modes de vie. Il faudrait par exemple augmenter la mobilité dans le logement et les espaces de travail afin de limiter les déplacements pendulaires énergivores. Il s’agira par exemple de fluidifier le marché du logement par une nouvelle offre d’habitat temporaire, ou de décongestionner les flux entrants et sortants d’habitants au travers d’équipements spécifiquement métropolitains.

Dans le cadre d’une réflexion sur « Habiter le Grand Paris » nous avons expérimenté ces thématiques de réflexion à travers le projet d’« hôtel métropole ». Le projet ouvre les possibilités d’un rapport nomade au chez soi, celles d’un espace ni privé ni public mais collectif, connecté et hybride, une typologie évolutive et moins normée, qui puisse créer de la proximité dans les usages et les pratiques. Ce projet est une recherche sur les possibles stratégies de résilience métropolitaine, tout comme le « Groundscape ». Celui-ci, par l’incrustation de certaines fonctions urbaines (data center, infrastructures logistiques, activités industrielles) dans le sol, permettrait de densifier la ville en profondeur au lieu de l’étendre en surface, en favorisant la protection des espaces naturels. Le développement des racines des bâtiments constituerait également une réponse spatiale à l’évolution des modes de vie, de production et d’habitat. Construire au plus près de la demande pour limiter le besoin en transports, et construire en sous-sol pour limiter l’étalement urbain.