Jean Nouvel, Architecte Ateliers Jean Nouvel : « Cultiver nos caractères pour ne pas uniformiser et rapetisser le monde »

Interview

« Cultiver nos caractères pour ne pas uniformiser et rapetisser le monde »

Le terrain de jeu du prix Pritzker 2008 est vaste, des récentes Tours Duo qui dominent l’Est parisien au Louvre des Antiquaires dans le cœur historique de Paris, en passant par la Chine et les États-Unis. Interview.

Après la crise du Covid-19, avez-vous vu un changement des attentes des directions concernant les usages des tours ?

J’ai surtout vu que les conditions de travail changeaient. On observe une tentation de déménager, de quitter les grandes villes, et l’on se rend bien compte que le monde du bureau va changer. À l’avenir, il y aura probablement moins d’heures et de jours travaillés à Paris. Ce sera les grandes villes et la campagne, et non pas l’un ou l’autre. Cette évolution a totalement modifié l’idée même du travail tertiaire, avec les inconvénients et les avantages que tout le monde connait. Si on veut être lucide, chez soi personne ne vous embête, en revanche la collaboration réelle disparait.

Qu’ont en commun trois de vos dernières réalisations parisiennes situées à La Défense (Tour Hekla), dans le cœur historique (Louvre Saint-Honoré) ou dans un quartier en totale reconversion (Tours Duo à Bruneseau)

Il y a un dénominateur commun : tous ces projets ont vocation à enrichir Paris. Toucher au patrimoine parisien, faire de la reconversion d’immeubles historiques doit permettre d’insuffler une deuxième culture, tout en mettant en valeur la première architecture, et je dirais même Paris toute entière. Je pense que tous les architectes parisiens devraient avoir cette ambition !

Les villes très patrimoniales ne musèlent-t-elles pas trop la créativité ?

Les Allemands ont plus conscience de ce qui fait la spécificité de la ville allemande, de sa culture urbanistique. Et pas uniquement à Berlin, qui a cependant fait un travail très important, plus qu’à Paris, y compris s’agissant des quartiers périphériques. En France, c’est plus chaotique. Ce qui est un problème aujourd’hui, c’est que la plupart des villes tendent à se ressembler, on le voit bien avec ce qui se passe en première et deuxième couronne, avec une architecture de planification, de mondialisation urbaine. Cette esthétique, ces modèles, vont uniformiser et rapetisser le monde ! En Europe, nous avons intérêt à cultiver nos caractères, nous qui bénéficions d’un patrimoine historique très fort. Cultivons nos différences, à l’image de ce que font Barcelone, Madrid, et certaines villes italiennes. Il faut jouer avec nos atouts, et Paris en a beaucoup ! Les bâtiments parisiens ont une histoire urbaine formidable, qu’il nous faut accentuer. Leur dimension culturelle, patrimoniale doit être continuée, c’est un devoir pour les promoteurs, les architectes, les maires, les artistes...

Madrid est très attractive aux yeux des salariés Berlinois, Londoniens et Parisiens. Qu’est-ce qui selon-vous fais l’attractivité de cette ville ?
C’est Madrid ! Une très belle ville, très vivante, avec de nombreux bars et restaurants. Et puis, c’est le Sud de l’Europe. C’est une ville très animée, et c’est bien sûr lié à la culture espagnole. Il faut se rendre compte que Madrid est une petite ville - Barcelone aussi – qui a beaucoup travaillé la notion d’espace public pour le rendre attractif. Et cela marche, car les Espagnols aiment être dehors.

**D’un point de vue esthétique, comment travaillent-ils leur patrimoine ?
**Les Espagnols sont très soucieux de cet aspect patrimonial, et appliquent des règles assez strictes en matière de réhabilitation du bâti. Ils travaillent à partir de matériaux comme la brique, ce qui est très cohérent avec leur histoire et leurs racines. Mais ce n’est en aucun cas un frein à l’innovation. Les architectes espagnols inventent énormément autour de la brique. Mais même en Espagne, j’observe des conflits entre partisans de la conservation, et partisans de la révolution !

**Vous travaillez à l’échelle mondiale : comment faites-vous pour vous imprégner de la culture locale en amont d’un projet ?
**Ma théorie est simple : quand vous êtes appelés pour construire un bâtiment à l’étranger, vous êtes par nature incompétent. Pour bâtir un projet, il faut comprendre ce qu’il s’y passe, ce qui se joue. Bref, on part de très loin. Un architecte qui ne prend pas le temps de comprendre l’aspect humain, les usages, la politique locale, l’urbanisme, la stratégie, est certain de se tromper. Ainsi, je demande à mes équipes de consacrer la moitié de leur temps à l’analyse et à la compréhension de l’environnement local. Il faut comprendre quelle est la pièce manquante du puzzle à chaque fois. Dans l’existant mais aussi dans la nature qui est assez fragile.